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Vincent Delecroix : Le naufrage


Daniel Ducharme | Romans français ap 1900 | 2024-07-01


Pour écrire ce roman, Vincent Delecroix est parti d'un terrible fait divers : le naufrage, en novembre 2021, d'un bateau de migrants dans lequel vingt-sept personnes (sur vingt-neuf) ont péri en mer, noyées dans les eaux froides de la Manche. Ces migrants, comme plusieurs autres avant eux, ont tenté de rejoindre l'Angleterre à partir du Pas-de-Calais en France. Ensuite, du fait divers, Delecroix passe à la fiction, en décrivant le rôle d'une opératrice du centre de surveillance qui a été placé sous enquête par la gendarmerie parce qu'elle n'a pas envoyé les secours et ce, en dépit des demandes répétées d'un migrant.

Le récit est structuré en trois parties. Dans la première, l'auteur prête la voie à l'opératrice du centre de surveillance, une fonctionnaire, donc. Ayant été convoquée par la capitaine de la gendarmerie de Cherbourg, celle-ci s'exprime le plus honnêteté possible, répondant aux questions troubles de la gendarme. Troubles parce que l'interrogatoire, et le jugement qui s'ensuit, portent davantage sur ce qu'elle a dit que sur ce qu'elle a fait, puisque tout repose sur des enregistrements audio, et non sur la chronologie des actes, comme on devrait le faire dans tout accident, maritime, aérien ou terrestre. La narratrice, d'ailleurs, le souligne à sa manière :

Non pas mes actes, mais mes paroles, mes commentaires en aparté, ces quelques phrases que je n’aurais pas dû dire et à partir desquelles on pouvait établir la véritable cause de leur mort, et même, plus infime encore que ces quelques phrases, le ton de mes paroles, toute mon abjection dans ce ton puisque c’était mon abjection et mon absence de conscience morale qui avaient causé leur mort)

Même si le discours de l'opératrice porte en grande partie sur sa déresponsabilisation, elle fait preuve d'une grande lucidité quand elle décrit l'origine du naufrage :

Ce n’est pas dans la Manche que leur naufrage a commencé : ça a commencé dès qu’ils sont partis de chez eux. Peut-être même qu’ils ont commencé à faire naufrage quand ils se sont fourrés dans la tête que ça serait mieux ailleurs, quand ils se sont mis à avoir envie de supermarchés et d’allocations familiales, quand ils ont entendu parler de la Sécu ou qu’un cousin qui vit à Londres leur a dit qu’on devenait milliardaire en faisant la plonge dans un boui-boui tamoul. On pourrait dire alors que tout leur malheur, ai-je répété, c’est qu’ils ne savent pas demeurer en repos dans une chambre.

Dans la deuxième partie du roman, l'auteur décrit les faits, justement, recourant à un style narratif plus classique pour le faire. Le lecteur assiste donc à un compte rendu quasi journalistique du naufrage, des derniers moments de ces pauvres gens, assez fous pour avoir monté, en pleine nuit et en trop grand nombre, sur un rafiot prendre la mer.

La troisième partie redonne la parole à l'opératrice qui, en raison de sa situation personnelle (une mari qui l'a quitté, une fille à élever), vit pratiquement un naufrage sur la mer de sa vie. En se remémorant les dures paroles accusatrices de la capitaine de gendarmerie, elle revient sur les paroles, qui la culpabilisent davantage que ses actes :

Pourtant cette nuit je n’en ai pas vu un seul se jeter à l’eau pour venir en aide, pas un qui se soit proposé de regonfler le canot pneumatique avec ses petits poumons. Mais quand il s’agit de vociférer et de traiter les autres de monstres, là, tout le monde a du souffle. On aurait voulu que je dise, je le sais bien, on aurait voulu que je dise : Tu ne mourras pas, je te sauverai. Et ce n’était pas parce que je l’aurais sauvé en effet, pas parce que j’aurais fait mon métier et que j’aurais fait ce qu’il fallait : envoyer les secours. Pas parce que j’aurais fait ce qu’on doit faire. On aurait voulu que je le dise, au moins le dire, seulement le dire. Mais au moins disant cela, parce que cette parole-là, c’est la limite en deçà de laquelle on n’est plus humain. En définitive, qu’ils se noient ou pas, ça n’avait plus d’importance : l’important, c’étaient mes paroles. L’important ce n’était pas qu’ils soient sauvés, c’était que moi, je sois sauvée, et avec moi tout le monde, par cette parole. Sauvée par ma propre parole au lieu que condamnée par elle.

Car de cette femme, en service cette nuit-là, on a fait un monstre, alors que le sort des migrants est une responsabilité partagée par tout un ensemble de composantes, à commencer par l'Occident lui-même qui stabilise les pays en guerre, cesse l'aide au développement et accueille à bras ouvert de la main d'œuvre qu'elle n'a plus pour exécuter de petits boulots que personne ne veut plus faire.

Le roman de Vincent Delecroix part d'un drame humain, contemporain, un problème avec lequel plusieurs pays sont aux prises, chaque jour, en Europe comme en Amérique, et dont on ne voit aucune solution à court terme. Ni à plus long terme, d'ailleurs, quand je constate l'absence de politique - autre que de construire un mur - des gouvernants. Le roman de Vincent Delcroix est une œuvre difficile, une œuvre dérangeante sur le plan moral et dont la fin (je parle de la fin de la narratrice, l'opératrice du centre de surveillance maritime) se situe à des années-lumière d'un film américain.

Delecroix, Vincent. Naufrage. Gallimard, 2023


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