Lectures croisées : avril 2025
Lyne Des Ruisseaux, Pierre Rivet & Daniel Ducharme | Lectures croisées | 2025-04-30
Lyne Des Ruisseaux
Sarde, Michèle. Revenir du silence : le récit de Jenny. Éditions Julliard, 2016
Cette romancière, essayiste et biographe reconstitue le parcours de sa famille, juive séfarade, depuis l’exil de Salonique et l’installation à Paris, en 1921. À travers le récit qu’elle a recueilli de sa mère Jenny, elle rend compte de l’impact de la guerre et des persécutions nazies sur sa famille proche et élargie. Elle fouille et tente de comprendre les silences des victimes sur cette période dramatique et révoltante de l’histoire. Abondamment documenté avec des photos et des rappels de l’histoire tourmentée des Séfarades de l’empire ottoman, auparavant chassés d’Espagne par les rois catholiques au 16e siècle, ce livre instructif se lit comme un roman, souvent bouleversant.
Sarrasin, Marie-Hélène. Ce qui nous dévore. Tête première, 2024
Un court roman, imprégné de réalisme magique avec ses plantes carnivores, ses commères de village et le monstre du lac Maskinongé. On suit trois femmes, l’épouse, la sœur et la petite-fille de Siméon, atteint d’Alzheimer, qui meurt mystérieusement au début du roman. Toutes portent en elles l’amertume des pertes et des rêves non réalisés et ont soif de liberté. On navigue entre Montréal, où vivaient Siméon et sa femme, et le village natal de Siméon dans Lanaudière. Le désir qu’avait Siméon de retenir des passages du Roi se meurt d’Eugène Ionesco parcourt ce roman, comme un cri de désespoir devant la perte annoncée de la mémoire et son inéluctable issue.
Daniel Ducharme
Barbeau-Lavalette, Anaïs. La femme qui fuit. Marchand de feuilles, 2015.
J'ai lu ce roman dans un état constant de malaise tellement je me suis senti interpelé par le sujet, lequel fait d'ailleurs écho au documentaire - Les enfants du Refus global - de sa mère, Manon Barbeau, diffusé à la fin des années 1990. Ce "roman" porte sur sa grand-mère, Suzanne Meloche, qui a abonné ses deux enfants. Si Manon s'en est bien sortie malgré les blessures de l'abandon, ce ne fut pas le cas pour François, son petit frère. J'ai aimé que l'autrice n'ait pas cherché à justifier l'injustifiable, même si le passage (trop long, à mon avis) en Alabama pour la défense civique des Noirs pourrait s'apparenter à une entreprise de redorer l'image de Suzanne Meloche. À deux reprises dans le roman, elle écrit qu'elle ne l'aime pas parce qu'elle a fait souffrir sa mère. Moi aussi je ne l'aime pas, cette grand-mère.
Beaudin, Marcelle. Paul McCartney ne porte pas de chaussettes dans ses sandales. Guy Saint-Jean Éditeur, 2024.
J'ai lu ce roman comme ça, par hasard, pour faire une pause dans ma lecture de La Roue du temps. Il raconte l'histoire d'une femme de la Côte Nord qui se reconstruit après une rupture avec son mari, un homme qui partageait sa vie depuis 38 ans. À 64 ans, pour surmonter cette épreuve, elle apprend à vivre pour elle-même. Ce roman, j'ai failli le lâcher à plusieurs occasions… mais je l'ai finalement lu jusqu'à la dernière ligne. Sans être une œuvre qui passera à l'histoire, j'ai pris bien du plaisir à la lire. Et j'ai un gros point en commun avec son autrice : je ne supporte pas ceux qui portent des chaussettes dans leurs sandales…
Dostoïevski, Fiodor. Le joueur, c1866
Entre 18 et 19 ans, j'ai lu les quatre œuvres majeures de Dostoïevski : *Crime et châtiment* (1866), *L'idiot* (1869), *Les Possédés* (1871), parfois intitulé *Les démons*, et *Les Frères Karamazov* (1880). Ces lectures ont marqué la fin de mon adolescence, le début de l'âge adulte. Malheureusement, lire de nouveau ce grand écrivain russe, plus de quarante ans plus tard, n'a pas eu le même effet. J'en retire une impression agréable, sans plus.
Jordan, Robert. La Roue du temps 3.- Le dragon réincarné / traduit de l'anglais par Jean-Claude Mallé. Bragelonne, c1990, 2012
Rand al'Thor est le Dragon Réincarné. Il lutte pour accepter son destin et le pouvoir terrifiant qu'il a acquis. Traqué autant par les Aes Sedai que par les forces des Ténèbres, il fuit vers Tear pour prouver sa légitimité en s'emparant de Callandor, l'épée de pouvoir. Mais les choses ne sont pas si simples parce que, dans ce troisième volume de La Roue du temps, Tear est devenu le lieu de convergence d'un peu tout le monde : Moirane et Lam, Egwene, Nynaeve et Elayne, Matt et Tom le trouvère, Perrin et sa nouvelle amie, Zarine, etc. Un lieu où s'affronteront bientôt Bel'lal, un Réprouvé, les Aes Sedai de l'Ajah noir, les Aiëuls, et j'en passe. Une histoire passionnante, même si je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi j'adhère tant à cette histoire sans queue ni tête… Vivement le tome 4 !
Lavallée, Ronald. Le crime du garçon exquis. Fidès, 2024
Une lecture recommandée par Pierre R (janvier) et par Sylvie B (février). Un roman assez étonnant pour un écrivain québécois... Il met en scène Matthew Callwood, un policier canadien qui n'a pas nécessairement envie d'exercer ce métier, du moins en plein milieu des tranchées en Belgique lors de la Première Guerre mondiale. Il doit résoudre une affaire de meurtre dans le milieu homosexuel des armées (française, belge, anglaise et canadienne). Un bon polar historique que j'ai apprécié, même si j'aurais aimé un peu plus de chair autour des personnages.
Pierre Rivet
Lavallée, Guillaume. Gaza avant le 7. Carnets d’un siège. Boréal/Carnets, 2024
J’ai lu beaucoup de livres sur le conflit Israël-Palestine, mais celui-ci est particulier. Guillaume Lavallée est un journaliste québécois qui a dirigé le bureau de l’Agence France Presse à Jérusalem de 2019 à 2023. Il connait Gaza de l’intérieur, il y a des amis, des collègues, et il parle arabe. Ce livre nous raconte donc une histoire d’amour entre lui et la Palestine, particulièrement la bande de Gaza. Cela nous renseigne aussi sur des éléments de la vie des Gazaouis dont on ne parle nulle part ailleurs. Je ne dirais pas qu’il faut débuter par ce livre pour comprendre l’écheveau du conflit Israël-Palestine, mais il permet d’humaniser la situation. Gaza avant le 7 ne permet pas de « justifier » le 7, mais peut-être de le comprendre un peu…
Médéline, François. L’ange rouge. La Manufacture de Livres, 2020
Un radeau dérive sur la Saone aux abords de Lyon. À son bord le corps d’un homme crucifié, mutilé, avec un chrysanthème peint sur lui. Une équipe d’enquêteurs devra résoudre ce mystère. Qui est cet homme ? Pourquoi et par qui a t-il été tué ? Est-ce un tueur en série ? Y aura t-il d’autres victimes ? Ce roman policier est très mystérieux, et son plus grand mystère est : pourquoi me suis-je rendu au bout ? Qu’est-ce qui fait que j’ai lu d’un bout à l’autre ce roman de plus de 350 pages, dont l’intrigue avance péniblement et lentement, sous la narration au je d’un enquêteur dont je me fous royalement, qui n’est ni sympathique, ni antipathique, simplement mal défini, sans personnalité très établie. Avec des personnages secondaires qui sont, justement, très secondaires, et une intrigue auquelle on ne crois pas un seul instant. Et arrivé à la dernière ligne, après un punch que je voyais venir, je n’ai pas résolu ce mystère, mais je me suis juré qu’on ne m’y reprendrait plus.
Nizon, Paul et Pajak, Frédéric. Pourquoi tu me regardes comme ça ? Conversations animées par Amaury da Cunha. Les éditions Noir sur Blanc, 2021
Discussion entre Paul Nizon, historien de l’art et écrivain suisse-allemand, et Frédéric Pajak, écrivain et dessinateur et éditeur franco-suisse, sur leurs oeuvres, leurs méthodes de travail, leurs vie, leurs conceptions de l’art.
Orain, Arnaud. Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIème-XXIème siècle). Flammarion/Le présent de l’histoire, 2025.
Et si le libéralisme économique n’était qu’une phase dans l’histoire du capitalisme ? Et même, une phase plutôt courte ? C’est la thèse que défend l’historien et économiste français Arnaud Orain. D’après lui, du XVIe au XVIII siècle, puis de 1880 à 1945, et enfin de 2010 à nos jours, il s’agit plutôt d’un capitalisme de la finitude. C’est-à-dire que que l’utopie néolibérale d’une croissance globale et continue des richesses est derrière nous. Mais le capitalisme n’est pas mort pour autant. Sa forme actuelle, ni réellement nouvelle, ni totalement inconnue, est celle où domine le sentiment angoissant d’un monde « fini », borné et limité, qu’il faut s’accaparer dans la précipitation. Ce capitalisme se caractérise par par la privatisation et la militarisation des mers, un « commerce » monopolistique et rentier qui s’exerce au sein d’empires territoriaux, et l’appropriation des espaces physiques et cybers par de gigantesques compagnies privées aux prérogatives souveraines. En lisant ce livre on a l’impression de faire, intellectuellement, comme nous faisions, enfants, lorsque nous relions, sur une feuilles, des points numérotés, qui finissaient par faire apparaître une figure. Cette fois-ci, c’est celle de notre présent et de notre avenir, et la figure n’est pas nécessairement rassurante… Si vous voulez en savoir plus voici une intéressante entrevue avec l’auteur.
Pajak, Frédéric. Manifeste incertain (textes et dessins). Les éditions Noir sur Blanc, 4 vol. 2012-2015
« Je suis enfant, dix ans peut-être. Je rêve d’un livre, mélange de mots et d’images. Des bouts d’aventure, des souvenirs ramassés, des sentences, des fantômes, des héros oubliés, des arbres, la mer furieuse. ». Ce livre mettra des années à naître. Premièrement, beaucoup plus tard, un titre : Manifeste incertain. L’auteur est alors en Italie, ce sont les années 1980, vers la fin des « années de plomb », les idéologies sont partout, les manifestes pullulent. Beaucoup, beaucoup plus tard, le premier tome sera enfin publié. Mélange de textes et de dessins de Frédéric Pajak, écrivain, dessinateur, et éditeur, franco-suisse, né à Paris en 1955. Manifeste incertain, en fait on devrait plutôt dire les Manifestes incertains puisque l’auteur en est rendu au dixième tome, alterne entre anecdotes de la vie de l’auteur, événements historiques dans lesquels on retrouve souvent différents auteurs : Walter Benjamin, Ezra Pound, André Breton, etc. Le tout est rehaussé de splendides dessins, en noir et blanc ayant peu ou prou de liens avec le texte adjacent. Le tout se lit et se regarde avec plaisir, en ayant l’esprit qui vagabonde d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un personnage à l’autre, comme dans la rêverie d’un matin où se manifeste l’incertain.