Lectures croisées : juin 2025
Lyne DesRuisseaux, Pierre Rivet & Daniel Ducharme | Lectures croisées | 2025-06-02
Lyne Des Ruisseaux
Caron, Jean-François. Monte-à-Peine. Lemeac, 2024
Un roman où le personnage principal est en fait l’auteur lui-même. Jean-François se réfugie dans les hauteurs de ce hameau difficilement accessible après l’incendie de la bibliothèque où il travaillait. Il y rencontre pleins de personnages les plus excentriques les uns les autres, de même que le fantôme de son père imaginé. Entre fiction proche du réalisme magique et éléments d’autobiographie d’un écrivain en recherche de soi, il est facile de se laisser prendre et se rendre jusqu’au bout de roman bien écrit.
Oksanen, Sofi. Le parc à chiens. Stock, 2019
C’est l’histoire d’Olenka, une Ukrainienne réfugiée à Helsinki en 2016. Elle croise une ancienne employée, Daria, dans un parc à chiens. Nous voilà plongés dans l’histoire difficile de l’Ukraine post-soviétique, où la corruption et la débrouillardise sont omniprésentes et souvent les seuls moyens de survie. Olenka, qui rêve de sortir de son village minier de l’est de l’Ukraine, devient responsable du recrutement et de l’accompagnement de donneuses d’ovocytes et de mères porteuses, dont la populaire Daria, pour de riches étrangers. C’est une plongée dans ce système d’exploitation du corps des femmes ukrainiennes avec, en arrière-plan, celle des hommes eux-mêmes exploités dans les mines de charbon, légales ou non. Un roman bien documenté et fort intéressant quoiqu’il m’arrivait parfois de me perdre dans le style elliptique de l’auteure.
Pleau, Jean-Philippe. Rue Duplessis : ma petite noirceur. Lux Éditeur, 2024
Mon passé d’ex-étudiante en sociologie a vite resurgi à la lecture de ce « roman (mettons) » . La plume de Pleau, est à la fois descriptive, réflexive et ponctuée du regard sociologique de l’auteur. Voilà un touchant témoignage de son parcours de transfuge de classe. Comme beaucoup d’enfants de la réforme Parent qui ont pu faire des études universitaires bien qu’ayant des parents peu instruits, je m’y suis parfois reconnue. Ce n’est pas un grand roman, et c’est parfois un peu redondant vers la fin, mais j’ai pris un réel plaisir à lire cet ouvrage qui est, d’une certaine façon, une lettre d’amour à ses parents. Ce livre m’a d’ailleurs rappelé ma lecture au cégep du livre de Marie Letellier, On n’est pas des trous de culs, paru en 1971 chez Parti Pris. À la fois roman et étude sociologique, l’auteure documente la difficile vie quotidienne, mais aussi les solidarités propres de ce qu’elle appelait la « sous-culture de la pauvreté ». Elle a vécu 2 ans dans le Faubourg-à-m’lasse afin de documenter les habitudes et les valeurs de ses voisins. Les « transferts de classe », la volonté de comprendre les ressorts culturels, sociaux et politiques qui structurent les rapports de classe, c’est ce qui m’a donné le goût d’étudier en sociologie - bien que je sois passée à la littérature après un an.
Daniel Ducharme
Connelly, Michael. Sous les eaux d'Avalon / traduit de l'anglais par Robert Pépin. Calmann-Lévy, 2025.
Comme je l'ai déjà indiqué, je ne suis plus un aussi grand fan de romans policiers qu'avant, mais j'ai lu tous les Michael Connelly, et son dernier n'a pas échappé à ma vigilance, d'autant plus que, après le personnage de Renée Ballard, avec lequel il aurait pu continuer longtemps, il inaugure une nouvelle série avec l'Inspecteur Stilwell, en poste sur l'île de Santa Catalina au large de Los Angeles. Certes, on retrouve les éléments qui ont fait la marque de Harry Bosch : relations difficiles avec d'autres policiers, amitiés féminines et, surtout, détermination, malgré l'obstacle, à faire éclater la vérité, même si elle éclabousse la hiérarchie locale au passage. L'écrivain américain est fidèle à lui-même, et il vieillit bien, même si Harry Bosch nous manque...
Jordan, Robert. La Roue du temps 5.- Les feux du ciel / traduit de l'anglais par Jean-Claude Mallé. Bragelonne, c1990, 2012
Dans Les Feux du ciel, cinquième tome de em>La Roue du temps, Rand al'Thor se trouve toujours en pays aiel, en tierce terre, multipliant ses efforts pour unifier les nations en vue d'Ultime Bataille contre le Ténébreux. Dans son entourage se trouvent Matt, adoptant un comportement de plus en plus étrange, et Egwene, en formation de "rêveuse" chez les matriarches. Mais à ce récit principal se greffent deux trames secondaires : Nynaeve et Elayne qui, après avoir déjoué les plans des As Sedais de l'Ajah noire, parcourent les routes avec un groupe de saltimbanques, et Sian Sanche, la cheffe des As Sedais, victime d'un complot, qui fuit celles de l'Ajah rouge. Sans compter la reine d'Andor, Morgase, qui fuit son royaume après qu'un Rejeté, Gaebril (Rahvin), en ait pris le contrôle. Ce cinquième tome, aussi passionnant que les quatre premiers, approfondit la personnalité du Dragon réincarné, Rand, et la souffrance qui est à la sienne quant au rôle dans ce destin (la trame, si on veut) qu'il doit assumer. À souligner que Perrin est totalement absent dans ce roman. Personnage clé de *La Roue du temps*, on devrait le revoir au tome 6.
Pierre Rivet
Chapoutot, Johann. Les irresponsables : Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard/Essais, 2025
On entend souvent dire qu’Hitler, comme Trump, a été porté au pouvoir démocratiquement par la population. Hors c’est faux, et Johann Chapoutot, historien français spécialiste de l’histoire allemande, particulièrement celle du 20e siècle , nous le démontre dans ce livre. Si le parti National-Socaliste a eu, effectivement, un assez grand succès électoral à la fin des années 20 et au début des années 30, ce succès ne fut jamais assez grand pour qu’il puisse prendre le pouvoir au niveau du Reich, et non seulement au niveau de quelques lands. De plus, les conditions économiques s’améliorant, les gains électoraux du parti Nazi diminuaient drastiquement. À un point tel que des dissensions étaient de plus en plus courantes au sein du parti, et que certaines personnes prédisaient son effondrement d’un jour à l’autre. Alors que s’est-il passé ? Il s’est passé qu’un consortium libéral-autoritaire, tissé de solidarités d’affaires, de partis conservateurs, nationalistes et libéraux, de médias réactionnaires et d’élites traditionnelles, ayant perdu tout soutien populaire, et voulant conserver le pouvoir, même sans majorité, sans parlement, voire sans démocratie, et dont les forces de répressions (armée, police) disent qu’elles ne pourront plus faire face à un soulèvement généralisé, décide de faire alliance avec l’extrême-droite, croyant pouvoir la contrôler, et l’installe au sommet. Une brillante leçon d’histoire, mais tout de même un peu ardu à lire à cause d’un paquet de noms allemands (personnes, partis, organisations), mais on finit par s’y faire. En plus, l’épilogue sur les leçons à tirer de l’histoire dans la vie présente et l’avenir est, à elle seule, un vrai petit bijou sur le rôle de l’histoire et des historiens.
Côté, Catherine. Brébeuf. Triptyque/Policier, 2020
Commençons par situer l’autrice (ou l’auteure, c’est votre choix, personnellement je préfère autrice ): Catherine Côté est une autrice née à Montréal en 1991. Inspirée par l'histoire et le territoire québécois, elle écrit des polars, des romans jeunesse, de la poésie et des nouvelles. Elle est lauréate du Prix littéraire des enseignants de français 2018, et a été finaliste au Prix de la création de Radio-Canada en 2013. Brébeuf est son premier polar, mais les personnages principaux reviennent dans ses deux autres romans policiers: Femmes de désordre et Désertion. L’action de Brébeuf a lieu à Montréal en automne 1947. Des corps sont trouvés sur le Mont-Royal, et dans les boisés près du collège Brébeuf. Ce sont de jeunes étudiants, assassinés et à moitié dévêtus. L’enquête est menée par le policier Marcus O’Malley, mais il est aidé par Suzanne Gauthier, journaliste au Montréal-Matin, et son mari Léopold Gauthier, ancien partenaire de Marcus, qui revient de la guerre avec un syndrome post-traumatique. L’enquête en soi est plutôt banale, l’intérêt du livre se portant surtout sur le contexte historique et les personnages. Toutefois, il y a pas mal d’invraisemblances, et de petites choses agaçantes, comme le franglais du détective O’Malley qui n’est pas traduit (mais cela ne gêne pas l’histoire). Mais comme c’est son premier roman policier, je donne à l’autrice le bénéfice du doute et je lirai sans doute les deux autres. Ça se lit rapidement, environ deux heures, sans prises de tête, contrairement à la plupart des choses que je lis.
Desrosiers, Martin. L’art de ne pas toujours avoir raison : Penser contre soi-même avec Montaigne. Leméac/L’inconvénient, 2024
Un autre livre qui se lit rapidement, cet essai de Martin Desrosiers, professeur de philosophie au collège Jean-de-Brébeuf justement, sur « l’art de ne pas toujours avoir raison ». Publié chez Leméac, il fait partie d’une nouvelle collection appelée L’inconvénient, en lien avec la revue (excellente par ailleurs) du même nom, dédié aux essais culturels et artistiques. À une époque où les médias sociaux et la joute politique favorisent la polarisation, l’auteur, se basant sur Montaigne, tente de nous sortir de ce cul-de-sac et nous amener à un débat démocratique où on peut accepter d’avoir tort et de débattre honnêtement avec l’autre sans le considérer comme un adversaire à détruire. Le style fin, lucide et humoristique de l’auteur, rend cet essai agréable à lire, et nous questionne sur notre participation aux débats de société (en tout cas sur la mienne, et je vous avoue que ce n’est pas gagné !). Deux heures et des poussières de lecture, qui donne envie de lire Montaigne, ou du moins d’y jeter un coup d’oeil (ça me changera des cons que je croise sur les médias sociaux, oups…).
Grandbois, Alain. Avant le chaos / Nouvelles. Montréal, Hurtubise HMH, c1945, c1964, 2003
Né en 1900, à Saint-Casimir, dans le compté de Portneuf, Alain Grandbois, après des études en droit, devient écrivain. Surtout connu pour sa poésie, il fût aussi un grand voyageur. Prenant prétexte de poursuivre ses études de droit à Paris, il en profita surtout pour visiter la France, particulièrement le sud, l’Europe en général, avant d’aller se promener au Proche et Moyen-orient, puis en Asie. Il revient au Québec en 1939 seulement, quand la guerre débute. Avant le chaos est une série de nouvelles, publiés une première fois en 1945, puis le livre est enrichi et republier en 1964. L’auteur est décédé à Québec en 1975. La série de nouvelles nous entraîne un peu partout, en Asie, dans le sud de la France, à Paris, et nous décrit un monde qui ressemble un peu à celui que décrivent Ernest Hemingway, John Dos Passos et Francis Scott Fitzgerald. Un univers de riche bohème, d’une génération perdue qui traîne son mal être un peu partout dans le monde. L’action se passe surtout au début des années trente et on devine facilement qu’Alain Grandbois se camoufle derrière le narrateur pour y narrer, et sans doute fantasmer, ses expériences de voyages. La langue est belle, quoique un peu précieuse, les personnages et les décors sont peints avec habilité, même si, époque oblige, on y retrouve, en filigrane, le colonialisme et le racisme de l’Occidental bien né. Sûrement considérées comme très exotiques à l’époque de leurs publications, ces nouvelles nous font passer un bon moment. J’aurais bien aimé lire une biographie d’Alain Grandbois pour en connaître un peu plus sur sa vie, qui semble avoir été passionnante, mais je n’en ai trouvé aucune. Il a aussi écrit une espèce de biographie romancée de Louis Jolliet, ainsi qu’un livre sur les voyages de Marco Polo que je lirai peut-être un jour. Malheureusement, son oeuvre, poétique ou autre, ainsi que lui-même, ont sombré dans l’oubli de ce pays dont la devise « Je me souviens » est une imposture.
Harvey, David. Brève histoire du néolibéralisme. Éditions Amsterdam, c2005, 2024
Réédition d’un livre publié en 2005, David Harvey est un géographe économiste marxiste britannique aujourd’hui âgé de 89 ans et toujours actif ! Il s’agit donc d’une brève (tout étant relatif car c’est tout de même un livre de 393 pages écrit tout petit) histoire du néolibéralisme, d’un point de vue surtout économique (certaines histoires du néolibéralisme privilégient une vision plus idéologique et culturelle). C’est une histoire très complète (qui inclut la Chine, ce qui est assez nouveau), armée de pleins de tableaux et graphiques (que je ne consulte jamais car je n’ai pas la patience et que je n’y comprends rien), qui donne une base solide à son argumentation. L’utilité de ce livre est qu’il nous permet de faire des liens entre les événements relatés tous les jours dans nos journaux. Par contre, ce n’est pas une lecture simple, estivale et divertissante.
Kennedy, Douglas. Ailleurs, chez moi. Belfond, 2024
Né à New-York en 1955, c’est pendant un séjour en France, à l’occasion d’un festival, que le romancier est apostrophé par l’une des convives qui le trouve plutôt raffiné pour un Américain. L’auteur, piqué au vif, même si n’étant pas particulièrement patriote, s’interroge sur l’impact de ces paroles sur son identité et se remémore les événements marquants de sa vie. Il parle de son enfance et son adolescence à New-York, son passage dans certaines écoles pour « l’élite » et se pose la question : c’est quoi être américain ?. Un livre qui se lit d’une traite et où le romancier nous parle des Américains, progressistes ou conservateurs, autant de la côte est que de l’Amérique « profonde ». Intéressant. Surtout par ces temps où l’on se demande qu’est-ce qui fait courir nos voisins.
Nadeau, Jean-François. Les têtes réduites. Essai sur le distinction sociale dans un demi-pays. Lux, 2024
Pour ceux qui aiment les chroniques de Jean-François Nadeau (journaliste et historien) dans Le Devoir, c’est un livre à ne pas manquer. On y retrouve un peu le style qu’il adopte dans ses chroniques, c’est-à-dire un mélange d’anecdotes personnelles, de faits historiques, d’analyses d’événements et/ou de discours dans le style des « Mythologies » de Roland Barthes, mais d’une manière plus fouillée, plus élaborée. Il est question d’instruction, de langue, d’Anne Hébert, de Maurice Richard, de René Lecavalier, le tout vu sous l’angle de la distinction sociale au Québec.
Tranjan, Ricardo. La classe locataire. Québec-Amérique, 2025
Ricardo Tranjan est économiste politique et chercheur principal au Centre canadien de politiques alternatives, à Ottawa. Auparavant, il a dirigé la Stratégie de réduction de la pauvreté à Toronto. Ses premières publications universitaires portaient sur le développement économique et la démocratie participative au Brésil, son pays natal. Ses recherches actuelles se concentrent sur l’économie politique du logement et des dépenses sociales au Canada. Lauréat de la bourse Vanier, Ricardo a obtenu son doctorat à l’Université de Waterloo, en Ontario. Il est un commentateur régulier des actualités liées au logement dans les médias anglophones et francophones. Et si la crise du logement n’existait pas ? S’il s’agissait plutôt d’un système bien rodé, fonctionnant comme prévu ? Dans cet essai percutant, et très militant, Ricardo Tranjan démontre que les hausses de loyer ne sont pas le fruit des aléas du marché, mais l’œuvre d’une élite qui accapare les revenus d’une classe méprisée. Il déconstruit les mythes entourant les locataires et les propriétaires, fustigeant les politiques qui protègent un marché par trop lucratif. De fait, au Canada plus qu’ailleurs, le privé règne en maître sur le secteur du logement. J’ai bien aimé les propos de ce livre, qui ne parle pas que du Québec, mais bien du Canada en général, et qui sont bien appuyés par des faits et des chiffres. Par-contre j’avoue avoir sauté la dernière partie sur l’historique des luttes qui ont été menées par les locataires au Canada au gré des siècles. J’imagine que je trouve plutôt déprimante la lectures de ces luttes qui donnent généralement de petits résultats et qui sont toujours à recommencer.