Zadie Smith : Sourires de loup (White Teeth)
Daniel Ducharme | Romans anglo-américains | 2008, mise à jour : 2013-09-01
J’ai entendu parler de Zadie Smith pour la première fois en parcourant le numéro de juin 2008 du Magazine littéraire dont le dossier est consacré aux «romancières anglaises de Jane Austen à Zadie Smith». D’origine jamaïcaine, Zadie Smith est issue du milieu londonien de l’immigration qu’elle connaît comme le fond de sa poche. Sourires de loup est son premier roman, un roman qui a remporté un succès monstre dès sa parution en langue anglaise en 2000. De quoi faire pâlir d’envie de nombreux écrivains anglais qui ne peuvent, de toute façon, être plus pâles qu’ils ne le sont déjà…
D’abord, deux hommes. Le premier, Alfred Archibald Jones, est un Anglais pure souche. Après un suicide manqué, il découvre que la vie a une certaine saveur en épousant, à l’âge de quarante-sept ans, une métisse jamaïcaine de dix-neuf ans, Clara Bowden. Pour cette dernière, ce mariage constitue un moyen pratique d’échapper à une mère très impliquée dans les élucubrations apocalyptiques des Témoins de Jéhovah. Le second, Samad Miah Iqbal, est Bangladais, mais vit à Londres depuis longtemps, si longtemps… ce qui ne l’a pas empêché d’épouser Alsama, une fille du pays qui a préféré, et de loin, épouser à Londres un homme de vingt-cinq ans son aîné plutôt que vivre au Bangladesh, ex-Pakistan oriental, pays oublié des dieux car exposé en permanence à toutes les catastrophes naturelles que la terre porte en elle. Les deux hommes ont joué les héros au cours de la deuxième guerre mondiale, de sorte qu’ils sont liés, à la vie, à la mort, comme seuls peuvent l’être deux frères d’armes. Puis les enfants sont venus. Une fille prénommée Irie pour Archie et Clara, et deux garçons, Magid et Millat, pour Samad et Alsama. Deux hommes + deux femmes + trois enfants donnent deux familles anglaises issues de l’immigration qui vivent à Londres dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, avec des incursions en 1890, 1945 et 1970. Voici donc le roman de Zadie Smith, une saga familiale à la fois épique, burlesque et tragique, qui débute le jour de l’an 1975 pour se terminer, dans une sorte d’apothéose hollywoodienne, un autre jour de l’an, celui qui précède le troisième millénaire. À ces immigrants de première et deuxième générations s’ajoutent les Chalfen, une famille très anglaise, celle-là, qui jouera un rôle non négligeable dans le destin d’Irie, Magid et Millat. Marcus, le père, est un célèbre généticien dont les travaux sur le clonage inquiète non seulement les groupes fondamentalistes religieux, tant chrétiens que musulmans, mais également une certaine gauche réincarnée dans la défense des animaux de laboratoire.
À l’instar de Sept fleuves et treize rivières de Monica Ali, Sourires de loup est un premier roman qui, comme tous les premiers romans, respire l’urgence de dire. Dans le cas de Zadie Smith, il s’agit de faire vivre sous sa plume le milieu anglais de l’immigration, milieu difficile, s’il en est, dont les enfants échappent souvent aux parents coincés dans leurs contradictions entre les valeurs de la société d’accueil et la culture du pays d’origine. Comme le dit Samad, immigré bangladais, l’immigration n’est rien d’autre qu’une cruelle expérience :
« Oui, vraiment. Plus je vais et plus j’ai l’impression qu’on fait un pacte avec le diable quand on débarque dans ce pays. On tend son passeport au contrôle, on obtient un tampon, on essaie de gagner un peu d’argent, de démarrer… mais on n’a bientôt qu’une idée en tête : retourner au pays. Qui voudrait rester ? Il fait froid et humide ; la nourriture est immonde, les journaux épouvantables – qui voudrait rester ; je te le demande ? Dans un pays où on passe son temps à vous faire sentir que vous êtes de trop, que votre présence n’est que tolérée. Simplement tolérée. Que vous n’êtes qu’un animal qu’on a fini par domestiquer. Il faudrait être fou pour rester ! Seulement voilà, il y a ce pacte avec le diable… qui vous entraîne toujours plus loin, toujours plus bas, et qui fait qu’un beau jour on n’est plus apte à rentrer ; que vos enfants sont méconnaissables, qu’on n’appartient plus à nulle part » (p. 404).
Sourires de loup est un gros roman, certes, un pavé de 500 pages que certains éditeurs – notamment québécois, les plus conformistes de la francophonie – auraient refusé, ou tellement coupé que l’écrivain aurait été contraint de renoncer. Heureusement que cela ne s’est pas produit dans le cas de Zadie Smith, car il s’est trouvé un éditeur courageux qui a publié son roman sans rien retrancher. Bien fait pour lui… car il en a vendu des milliers d’exemplaires ! Si vous avez déjà voyagé, si vous avez vécu ailleurs que dans votre pays, vous adorerez ce roman, y compris ses « longueurs ». Sinon, lisez-le quand même : vous y apprendrez quelque chose, notamment tout ce qui peut se cacher derrière le chauffeur de taxi – haïtien ou bosniaque, selon que vous trouvez à Montréal ou à Québec – qui vous conduit dans les méandres de la ville.
Zadith Smith est née à Londres en 1975 d’une famille afro-caribéenne. Outre Sourires de loup (White Teeth, 2000), elle a publié, tous chez Gallimard pour la version française, L’homme à l’autographe (The Autograph Man, 2002) et De la Beauté (On Beauty, 2005).
Zadie Smith, Sourires de loup (White Teeth) / traduit de l’anglais par Claude Demanuelli. Paris, Gallimard, 2001.