Brigitte Giraud : Vivre vite
Daniel Ducharme | Romans français ap 1900 | 2023-06-01
Vous est-il déjà arrivé de repenser à un événement marquant de votre vie en vous disant que, si vous n'aviez pas pris telle décision ou si vous n'aviez pas fait telle chose, il aurait pu en être différent ? Moi, oui, et plutôt deux fois qu'une, et pas toujours dans un sens négatif. En 2009, par exemple, j'ai refusé de prendre un vol d'une compagnie aérienne avec laquelle je ne me sentais pas en confiance. Mon beau-frère m'avait pourtant recommandé ce vol, arguant qu'il me permettrait de faire une économie d'au moins 300 euros et qu'en plus il autorisait un bagage supplémentaire de vingt-trois kilos. Mais j'ai refusé, et ma femme a soutenu ma décision. Dans la belle-famille, je me doutais que d'aucuns diraient que le beau-frère canadien se jugeait au-dessus de ses affaires. Tant pis pour les racontars, nous ne l'avons pas pris, ce vol, et fort heureusement car l'avion s'est échoué aux larges de Moroni, causant la mort de près de 200 personnes. Le matin même de notre arrivée à Mayotte par un vol parallèle, à la sortie de l'aéroport, ma nièce nous a appris la nouvelle de l'écrasement de cet avion. Consternant.
Dans ce roman, Claude, l'époux de Brigitte Giraud, n'a pas eu la chance d'échapper à son destin. Le couple venait juste d'acquérir une maison dans un quartier branché de Lyon. Elle en rêvait de cette maison et de son grand jardin dans lequel son fils pourrait faire pousser ses plantes carnivores. Mais voilà que le jour même de l'acquisition de la propriété, son mari se tue en moto, anéantissant du même coup tous les projets familiaux. C'était en juin 1999. Un temps soudain lointain : "C’était avant les bornes libre-service, c’était avant le grand tout électronique qui ferait de nous des guichetiers, des dactylos, des secrétaires, des comptables."
Quelque vingt ans plus tard, la narratrice reconstruit tous les événements qui ont précédé cet accident tragique, illustrant comment ils ont pu tisser, en une semaine, "une toile suffisamment serrée pour qu’ils conduisent inexorablement à l’accident." Aussi, chaque chapitre de son récit débute par un "si" comme, par exemple : 1. Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement; 2. Si je ne m’étais pas entêtée à visiter cette maison; 3. Si mon grand-père ne s’était pas suicidé au moment où nous avions besoin d’argent; 4. Si nous n’avions pas eu les clés de la maison à l’avance, et ainsi de suite pendant les vingt-trois chapitres que compte ce roman. Elle revoit par des mots chacun des événements, essayant de mesurer l'influence qu'il a pu avoir sur la mort de son mari. Vous me direz qu'on ne raconte pas une histoire avec des si, et pourtant, oui, on peut le faire. En tout cas, Brigitte Giraud l'a fait avec brio et cela lui a valu le Prix Goncourt en 2022.
La mort d'un proche laisse toujours une marque indélébile, surtout quand elle survient à un âge où personne ne devrait mourir. Et chacun fait son deuil comme il peut. La revue des événements constitue le moyen qu'a choisi l'autrice pour faire le sien. Et je vous jure que la lecture de cette revue s'avère parfois troublante parce qu'on se rend vite compte que tout pourrait être évité, que tout aurait pu se passer autrement. Un exemple. Ce jour-là, son mari a choisi de conduire la moto de son beau-frère, une Honda CBR Fireblade conçue par un ingénieur japonais : Tadao Baba. Or, cette moto n'était fabriquée que pour l'exportation, jugée trop dangereuse pour le Japon. Aussi, pour l'autrice, le fait "que cette moto n’ait pas été commercialisée au Japon parce que jugée trop dangereuse ne passe pas. C’est le détail de trop sur lequel je bute."
Et il y en a d'autres, des détails, vous le verrez en lisant ce très beau récit empreint d'humanité.
En terminant, un mot sur la présence constante de la musique dans Vivre vite. Claude, le mari de la narratrice, travaillait à la discothèque municipale de Lyon. Je n'ai jamais été un adepte du courant punk, mais j'ai aimé que ces musiques traversent ce récit. Pas que du punk, par ailleurs car, grâce à Brigitte Giraud, j'ai découvert l'auteur, compositeur et interprète français Dominique A. Vous le connaissiez, vous ? Pas moi.
Brigitte Giraud, Vivre vite. Paris, Flammarion, 2022