Russell Banks : Oh Canada
Daniel Ducharme | Romans anglo-américains | 2023-12-01
Il y avait longtemps que je n'avais pas lu un aussi bon roman. Et pourtant j'en lis de trois à cinq par mois. Les derniers qui m'ont interpellé, qui m'ont touché, devrais-je plutôt écrire, s'avèrent les quatre romans qui composent la suite Némésis de Philip Roth. Le fait que ces ouvrages aient été écrits par des hommes vieillissant au seuil de la mort y est sûrement pour quelque chose. Je me reconnais un peu là-dedans, même si je ne suis pas encore parvenu à ce seuil.
Léonard Fife, le documentariste en scène dans Oh Canada, est en fin de vie. Atteint d'un cancer en phase terminale, il ne compte plus que quelques semaines d'existence, voire quelques jours. Il a déjà perdu plus de la moitié de sa masse osseuse, il est nourri par intubation, il dispose d'une poche pour faire ses besoins, une infirmière d'origine haïtienne du nom de Renée veille sur lui. Avant qu'il ne soit trop tard, Malcolm, autrefois son assistant, a obtenu un financement de la CBC pour réaliser un documentaire sur Fife. Le voici donc à Montréal, accompagné de sa productrice, de son ingénieur du son et d'une script, une jeune stagiaire avec laquelle il couche, bien entendu, au grand dam de la productrice, Diana, officiellement sa conjointe. Peu importe, là n'est pas le sujet du roman.
Autant Emma, la femme de Fife depuis plus de trente ans, que Renée, l'infirmière haïtienne, ne sont favorables à ce projet, autant Léonard Fife y tient, ressentant l'impérieux besoin de raconter un pan de sa vie que tout le monde ignore, y compris - et surtout, même - celle qui partage sa vie. À plusieurs reprises, elle souhaite partir, notamment pour aller travailler, mais Fife insiste pour qu'elle soit là, car c'est pour elle qu'il parle, qu'il se livre corps et âme à la caméra. Certes, il pourrait avoir une bonne conversation avec elle avant de quitter ce monde, mais il sait qu'il lui mentira, comme il ment à tout le monde depuis des années. Pour que la vérité jaillisse dans un éclat lumineux, il faut qu'il y ait une caméra entre eux.
Que raconte-t-il, ce célèbre documentariste de gauche qui a consacré sa vie à dénoncer des comportements inappropriés des grandes sociétés publiques et privées ? Depuis son appartement de la rue Sherbrooke à Montréal dans lequel s'est installé toute l'équipe de production, que cherche-t-il tant à dire avant de mourir ? Vous le révéler vous ôterait l'envie de lire ce roman. Mettons que ça a quelque chose à voir avec la conscription que le gouvernement américain a imposé à sa jeunesse pendant la guerre du Vietnam, jeunesse dont une bonne partie a immigré au Canada en revendiquant le statut de réfugié. Ces jeunes Américains franchissaient la frontière entre le Vermont et le Canada. C'est le chemin que Léonard Fife a pris pour entrer au Canada. Reste à en savoir un peu plus... mais il vous faudra lire le bouquin pour cela.
En terminant, je me permets de citer Russel Banks sur la mort de son personnage, Léonard Fife, un passage saissisant de réalisme qui nous rappelle tous notre condition de mortel :
Il essaye de dire « Pardonne-moi », mais ne parvient à dire que « Perdu ». Il se sent tiré, comme par la force écrasante de la pesanteur, dans un trou noir d’où même la lumière ne peut s’échapper, et il voudrait la laisser s’emparer de lui. Il combat pourtant cette attraction. Il tente de rester ici, debout sur la frontière entre un pays et un autre, entre le passé et le présent, entre vivre et mourir. Son corps lui donne l’impression d’être une coquille sèche, parcheminée, presque sans poids, contenant juste assez d’air pour l’empêcher de s’effondrer sur elle-même. Pour la première fois depuis trois mois, ou quatre, depuis le jour où il s’est rendu compte qu’il était malade et allait sans doute en mourir, il ne ressent ni douleur ni gêne. Il n’est pas guéri, mais il n’est plus malade. De là où il se tient, à la frontière, il peut voir le disque blanc du soleil s’élever au-dessus de la brume derrière la rangée d’aulnes à l’horizon. Une fois le soleil monté au-dessus des aulnes, son éclat qui traverse le reste de brume aplatit tout ce qui existe, le rend parfaitement blanc. Et puis Fife est annihilé.
Russell Banks (1940-2023) est un écrivain américain que, bien honnêtement, je ne connaissais pas avant de lire son Oh Canada. C'est d'ailleurs le titre du roman qui m'a attiré en premier lieu. Il se présente comme une sorte de grand monologue intérieur qui, rapidement, confine au sublime. À lire, surtout si vous avez dépassé la soixantaine. Ou même avant, au fond.
Banks, Russell. Oh, Canada / trad. de l'américain par Pierre Furlan. Acte Sud, 2022