Ian McEwan : Leçons
Daniel Ducharme | Romans anglo-américains | 2025-04-01
D’une écriture bien ficelée, Ian McEwan raconte la vie de Roland Baines, le fils d’un militaire anglais en poste en Libye pendant un certain temps. Pour rappel, Ian McEwan peut être considéré comme un grand romancier britannique, un peu comme le pendant de Philip Roth aux États-Unis. Il est aussi l’auteur d’un roman qui a inspiré le très beau film Atonement (Expiation en français), un film qui m’avait laissé sur le carreau…
S’il décrit la vie de Roland Baines, un Britannique assez moyen aux prises avec des velléités littéraires et musicales, Ian McEwan ne le fait pas de façon linéaire, ce qui peut dérouter le lecteur, parfois. Par exemple, le roman débute au printemps 1986 pendant le terrible épisode de Tchernobyl (Ukraine). Le Tchernobyl de Roland Baines, lui, c’est qu’Alissa, sa femme d’origine allemande, le quitte pour retourner chez elle, afin de se consacrer à l’écriture, ce qu’elle s’avoue incapable de faire dans le cadre d’une vie de famille. Elle le quitte ainsi, brutalement, sans même lui laisser un mot. En revanche, elle lui laisse un bébé de huit mois et une maison lourdement hypothéquée… Comme si ce n’était pas assez, Roland éveille les soupçons de la police qui ne croit pas d’emblée à cette disparition, notamment en raison d’un poème jugé ambiguë que Baines a laissé sur sa machine à écrire… Heureusement, un peu plus tard (dans un chapitre ultérieur puisque, comme je vous l’ai annoncé au départ, la trame narrative peut être tout ce qu’on veut, sauf linéaire), le policier, toujours le même, retrouve la trace d’Alissa dans un hôtel en France, ce qui innocente d’emblée Roland.
Entretemps, McEwan revient en arrière pour raconter la jeunesse de Baines, en Libye d’abord, puis dans un collège en Angleterre où il est mis en pension. C’est là qu’il suit des leçons de piano, une exigence de son père. Sa professeure, Miriam Cornell, lui procure une première expérience sensuelle, assez étrange, agréable et désagréable tout à la fois. Il cessera de suivre des leçons de piano avec elle par la suite, tout en se masturbant en pensant à elle…
Ce retour à la fin des années 1960 donne l’occasion à l’auteur de commenter la nouvelle de Joseph Conrad intitulée Jeunesse, ce qui donne lieu à de magnifiques passages sur la trace que laisse le temps sur notre corps et notre esprit. En pleine crise des missiles soviétiques de Cuba, orientés en direction des États-Unis, ses camarades de classe craignent la fin du monde, certes, mais ce qu’ils craignent le plus, et Roland avec eux, c’est de mourir sans avoir fait ca, c’est-à-dire sans avoir jamais eu une relation sexuelle dans leur vie… Cette crainte insuffle à Roland le courage nécessaire pour qu’il se décide enfin à rendre visite à sa professeure de piano, Miriam Cornell… qui l’attendait depuis trois ans ! Dans une scène décrite par l’écrivain avec brio, il connaît sa première expérience sexuelle. Un moment que jamais il n’oubliera.
Dans les chapitres suivants, de manière assez inattendue, l’auteur se permet une longue digression à partir de souvenirs relatifs aux parents d’Alissa, notamment à sa belle-mère, Jane, une Anglaise mariée à un Allemand. À l’âge de vingt-sept ans, elle a fait un reportage sur les Roses blanches, un mouvement pacifiste de jeunes Allemands qui ont tenté de s’opposer aux politiques nazies d’Adolf Hitler. Ils sont tous été tués par le régime nazi. L’auteur remarque toutefois que les politiciens de l’Allemagne ont récupéré l’idéologie des Roses blanches pour asseoir l’Allemagne fédérale des années soixante sur une base philosophique solide. De ce séjour, Jane a laissé des carnets qui totalisent plus de 600 pages. Malheureusement, après avoir rencontré son mari, le père d’Alissa, elle est rapidement tombée enceinte, et elle a mis fin à ses rêves de devenir une reporter internationale. Par la suite, sa vie, tout comme son mari, est devenue assez terne… Est-ce pour éviter de vivre la vie de ses parents qu’Alissa a abandonné son mari et son enfant pour concrétiser son rêve d’écriture ?
Après un chapitre consacré aux fréquentations de Roland Baines avec Alissa Eberhardt à Berlin-Est avant qu’ils ne quittent l’Allemagne pour s’établir en Angleterre, l’auteur raconte la vie de Roland en tant que père célibataire. Même s’il enchaîne boulot sur boulot, il gagne assez bien sa vie. Un jour, alors qu’il est en mission, il rencontre Alissa dans un café de Berlin, assise avec son éditeur. Elle lui remet un manuscrit intitulé Le voyage que Roland, une fois revenu chez lui, a lu et jugé excellent. Roland ne sait plus quoi penser. Est-ce que la créativité serait incompatible avec la vie de famille ? De retour à Londres, il entreprend des démarches pour retrouver Miriam Cornell. Elle serait quelque part en Irlande, lui dit-on. Puis, dans un énième retour en arrière, l’auteur nous raconte les derniers jours de sa relation avec sa professeure de piano, une période correspondante à son seizième anniversaire, une semaine avant qu’il débute sa dernière année au collège, année qu’il ne fera jamais, par ailleurs, tant il est soulagé de se libérer de l’emprise de Miriam…
En 1995, Roland s’approche de la cinquantaine. Son fils Lawrence est un adolescent qui, déjà, se détache de son père. Pour vivre, celui-ci joue du piano dans un salon de thé haut de gamme de Londres. Lawrence, au cours d’un voyage sac au dos, a rendu visite à sa mère, Alissa, à Munich, réussissant à obtenir son adresse via une entourloupe chez son éditeur. Dans une triste maison de banlieue, alors qu’il se tient devant sa porte, elle le rejette durement. Entre-temps, un policier se présente à la porte de Roland. En consultant un carnet qu’il a retrouvé dans les affaires du policier soupçonneux maintenant à la retraite, il a flairé une agression sexuelle, infraction pour laquelle il n’a plus prescription. Roland l’envoie balader, refusant de considérer sa relation avec Miriam Cornell comme étant de nature criminelle. Pendant des années, il a d’ailleurs recherché sa trace, mais en vain… Il ne sait pas ce qu’elle est devenue après qu’elle l’eut mis à la porte de chez elle le lendemain de ses seize ans. Il demande alors à son fils d’effectuer des recherches sur le Web. Quelques minutes lui ont suffi pour trouver son nom, son adresse et son numéro de téléphone. Miram Cornell habite à moins de trois kilomètres de chez lui. Il se rend à son domicile, et la confrontation a lieu. Et on comprend toute l’histoire, ses motivations, son acceptation d’être condamnée par la justice s’il le fallait. Une scène d’une beauté inoubliable.
Dans les chapitres subséquents, Roland Baines approche de la soixantaine. Sa voisine, avec laquelle il a noué une relation, est atteinte d’un cancer. Après sa mort, au moment de jeter ses cendres du haut d’une falaise, il se bat avec l’ex mari de celle-ci. Roland est blessé, et il en gardera des séquelles jusqu’à la fin de sa vie.
Dans le dernier chapitre de Leçons, Roland Baines a 72 ans. Il vit seul dans la maison. Il n’a pas beaucoup d’argent, mais ça peut aller. Alissa sort un dernier roman, et elle demande à le rencontrer. Elle souffre d’un cancer qui ne lui laisse pas beaucoup de temps. La rencontre avec Alissa lui permet de faire la paix en lui-même. De retour chez lui, il se retrouve avec son fils, sa femme et leur enfant. La fin du roman n’est pas explicite, mais Roland Baines meurt sans doute en lisant une histoire à sa petite fille.
Cet immense roman, que je vous encourage à lire si vous en avez la patience (les nombreux allers-retours dans le temps peuvent dérouter plus d’un lecteur), tourne autour de deux grandes thématiques : l’art comme mode de vie incompatible avec la vie de famille, et une relation sexuelle, considérée comme une agression sexuelle du point de vue du Code pénal, qui marque toute une vie. Tout au long du récit de la vie de Roland Baines, ces deux thématiques reviennent sans cesse. Dans les deux cas, Roland a résolu ses contradictions : il a revu, avant de mourir, Miriam Cornell, sa professeure de piano, et Alissa, sa femme. Et il s’est expliqué avec elles.
En ce qui a trait à Alissa, Roland Baines a vécu sa vie, tout en continuant à écrire et à faire de la musique. Il a élevé son fils, entouré des membres d’une famille d’emprunt. Il n’a jamais vécu de son art et son rayonnement n’a pas dépassé le cercle de sa famille et de ses amis. Sa femme, elle, a préféré tout quitter pour vivre en Allemagne et se consacrer uniquement à l’écriture, sans s’embarrasser d’une vie de famille. Certes, elle a atteint la célébrité, mais elle est morte dans la solitude, dans la désolation la plus totale, et même ses lecteurs, si nombreux au début, ont fini par la déserter pour suivre un auteur plus jeune, plus au fait de la problématique des genres, plus dans le ton de l’époque actuelle, quoi. La citation suivante résume bien ce propos :
« Le temps l’avait abîmé lui aussi, mais à tous égards c’était lui le plus heureux. Aucun roman à son actif, pourtant, ni aucune chanson, aucun tableau, aucune invention pouvant lui survivre. Troquerait-il sa famille contre le mètre de livres d’Alissa ? Contemplant son visage à présent familier, il fit non de la tête en guise de réponse. Il n’aurait pas eu le courage de fuir comme elle l’avait fait, même si pour les hommes le prix à payer était moindre – les biographies littéraires regorgeaient d’épouses et d’enfants abandonnés pour suivre une vocation. »
En ce qui a trait à sa relation avec Miriam Cornell, sa professeure de piano, le sujet s’avère plus délicat. Un citation, un peu longue, résume bien l’ambiguité de Roland Baines quand il cherche à faire le bilan de cette expérience :
« Leur rencontre était souillée, biaisée par une histoire tue : la sienne. Il avait été ce jeune blanc-bec venu chercher une initiation sexuelle immédiate de peur que la fin du monde ne soit proche. Dans son minuscule cercle exclusivement masculin, elle était la seule femme à sa disposition. Séduisante, célibataire, portée sur l’érotisme. Arrivé très émoustillé, il avait été content et fier d’obtenir ce qu’il voulait. Quarante ans plus tard, il était venu accuser cette dame rangée, exiger sous la menace une séance d’autocritique. Tel un jeune garde rouge de la Révolution culturelle, sûr de son bon droit au sein d’une foule d’émeutiers, torturant un vénérable professeur chinois. Il était venu accrocher une pancarte autour du cou de Mlle Cornell. Mais non, tout cela était faux. L’autoaccusation et le remords coutumiers chez la victime. Il pensait en adulte. Ne pas oublier, c’était lui l’enfant, et elle l’adulte. Sa vie avait été altérée. Gâchée, diraient certains. Mais l’était-elle vraiment ? Mlle Cornell lui avait donné de la joie. Il était le laquais des orthodoxies ambiantes. »
Je le déclare d’emblée : Leçons est le plus beau roman qu’il m’ait été donné de lire depuis la Pandémie, car son auteur a réussi, dans sa narration, à embrasser le spectre complet d’une vie humaine : les parents, leur décès, la sexualité, notamment avec une femme plus âgée, le besoin de créativité, et son expression (littérature, musique), les contraintes de la vie de famille, et ses avantages, la vie professionnelle, l’amour, l’amitié, la vieillesse, etc. Quand on arrive au bout de la vie de Roland Baines, on se demande immanquablement comment finira la nôtre…
McEwan, Ian. Leçons / traduit de l’anglais par France Camus-Pichon. Gallimard, 2023
D'autres notes de lectures sur Ian McEwan :
- McEwan, Ian : Amsterdam (2001)
- McEwan, Ian : Leçons (2023)
- McEwan, Ian : L'intérêt de l'enfant (2015)